Et nos Anciens continuent à égrener leurs souvenirs
En voici de savoureux de notre doyen d’âge, le sympathique M. Alphonse Connart, diplômé en 1883.
Vers la mi-juin de l’an de grâce 1880 – j’avais seize ans alors — fils aîné d’un modeste cordonnier de Moustier-au-Bois en Hainaut, je me présentai aux examens d’entrée à l’Ecole Normale de Mons, nanti assez pauvrement d’un bagage intellectuel d’école primaire. Je fus admis 37ème sur 150 récipiendaires. Ce qui, sans fausse modestie, n’est pas trop mal, je présume.
Je passe sous silence mes impressions de voyage, ma craintive appréhension en face de l’imposant personnel procédant aux opérations des examens. Quelle frousse! Mes amis.
En octobre, accompagné de ma bien-aimée mère, je sonnai à la porte de l’établissement, où j’allais désormais passer trois longues années de mon adolescence. Je revois encore le concierge, le maigre et fluet Joseph, aux courts favoris, en compagnie de sa plantureuse moitié, la vieille Catherine, coiffée de son éternel bonnet noir à brides. Leur accueil affable me causa une impression favorable et dissipa quelque peu le malaise déprimant qui m’envahissait, à l’idée de devoir « changer de vie ».
Conduits par l’ineffable Joseph, nous gravîmes l’escalier du dortoir, constituant l’étage de l’Ecole d’application. Ma mère, femme énergique s’il en fut, dissimulant toute émotion pour ne pas m’attendrir fâcheusement, procède à mon installation dans une grande boîte …à nicnacs en tôle, dont je me dispense de faire la description et l’inventaire. Je note simplement que ses parois, sonores comme des tamtams chinois, servirent dans l’avenir, à agrémenter des chahuts d’une harmonie contestable. J’étais enfin, à l’instar d’un forçat, devenu un numéro ; j’occupais le numéro 37, vers le milieu de deux longues rangées de logettes identiques en avant desquelles courait un long couloir – qu’arpentait en tapinois, je le sus le soir, le surveillant en pantoufles de lisière.
Le cœur gros, mais n’en voulant pas par amour- propre, rien laisser paraître, je fis mes adieux à ma bonne mère, qui m’embrassa avec feu, en me souhaitant bon courage, et en me lançant d’ultimes recommandations.
Enfin, je dus boire le calice amer de la séparation. J’étais désormais condamné à vivre éloigné des miens, entouré d’étrangers, d’inconnus, indifférents à mon sort. Mes premières journées d’internat furent atrocement dures car j’avais jusqu’ici fréquenté une école située à plus de deux kilomètres du foyer paternel, et mené au grand air une bonne part de mon enfance. Pendant plusieurs semaines, à mon coucher, je passais la tête sous les couvertures de mon lit, pour y étouffer mes sanglots éperdus, en songeant à mes braves parents, à mon regretté patelin, à mes habitudes passées. Je fus assez longtemps pour parvenir à vaincre mon décourageant chagrin. La volonté de contribuer de toutes mes forces au bonheur familial me sauva. Malgré les difficultés et les avatars de tous genres, rencontrés sur ma route, je réalisai des efforts suprêmes, et, pour de bon, je remontai la pente.
Excès de sensiblerie ! Confidence superfétatoire estimera-t-on peut-être. Mais cela ne constitue-t-il pas une boussole psychologique utile aux dirigeants en l’espèce ?
Je ne m’appesantirai pas au sujet du traintrain ordinaire journalier : branle de la cloche horaire ; lever ; toilette ; heures des cours ; études ; « récréations », si l’on peut dire ; repas ; coucher ; etc., dans la pensée que ces choses n’ont probablement pas été l’objet d’innovations d’importance.
Je rappellerai plutôt les rares heures qui tranchaient sur la monotonie journalière.
Chaque mois, à date régulière, l’établissement recevait la visite d’un figaro, long comme un jour sans pain, aux moustaches conquérantes, sérieux comme un ministre, qui, au rythme sonore de se grands ciseaux, s’évertuait à réduire à sa plus simple expression nos tignasses ébouriffées ou artistement plaquées à la pommade ou à l’huile antique.
Nous étions enchantés de voir arriver parmi nous cet artiste capillaire, parce qu’il nous apportait une ribambelle de curieuses nouvelles du dehors, qu’il nous débitait discrètement, pour éviter soi-disant d’effaroucher le surveillant de servi ce qui s’en fichait comme un poisson d’une pomme.
Voici la méthode suivant laquelle nous pouvions nous procurer les denrées que nous devions faire venir du dehors.
On remettait sa commande à la conciergerie, soit verbalement, soit sur une formule ad hoc. Et, quelques jours après, Joseph faisait à sa porte la distribution des colis aux intéressés, retirant chaque fois d’un grand panier d’osier les produits réclamés.
Toute correspondance était remise par le susdit Joseph, mais après avoir passé, on comprend pourquoi, par le coupe-papier investigateur de la direction.
Ce contrôle, qui s’exerçait également sur les envois, était facilement déjoué par des roués qui, profitant des sorties, confiaient clandestinement leurs missives aux bornes postales rencontrées sur leur passage.
(À suivre…?)